LETTERS: Lettre à la Comtesse de Baschi (1762)

Lettre à la Comtesse de Baschi (1762)



"À la Comtesse de Baschi. 1762.

.....Je voulais vous écrire ce matin ; & ma plume commençait déjà à courir, lorsqu'une femme que vous connaissez m'est venue interrompre brusquement. Allons, Madame, m'a-t-elle dit, laissez-là votre lettre & vos compliments ; il faut nous divertir. Je l'ai suivie en grondant, & nous avons été pour nous divertir chez la grosse Duchesse, qui a fait tout au monde pour m'amuser sans pouvoir réussir : j'étais de trop mauvaise humeur.

À la fin, cependant, nous avons vu entrer un petit ange que j'ai beaucoup embrassé & caressé : c'était votre fille. En honneur, elle est adorable, la petite : elle a de beaux yeux, de beaux traits ; un air fin dans tout ce qu'elle dit, ou qu'elle fait ; beaucoup d'esprit, de douceur, de modestie, & un bon coeur : l'homme qui l'aura sera bienheureux, s'il est digne d'elle & de vous.
Sa présence a dissipé ma mélancolie, & la migraine qui commençait à me prendre. Jamais une si belle bouche n'a dit des choses si agréables que cette aimable enfant. On a joué, on a ri, & puis nous sommes revenus ici.

Pour continuer mon plaisir, je me suis aussitôt mise à vous écrire. À propos, connaissez-vous ce vilain homme qui a la bouche auprès de l'oreille ? Il était hier à la Messe du Roi, auprès de la belle Marquise de Gondi. Elle l'avait vu deux ou trois fois chez ses amies, & lui avait parlé avec politesse.
Ne voilà-t-il pas que ce benêt, avec sa figure abominable, se met dans la tête qu'elle est folle de lui ? Il était donc à la Messe à côté d'elle, sans qu'elle s'en aperçut, & il ne savait comment s'y prendre pour se faire remarquer.

Mais enfin l'amour est ingénieux : il lui pousse donc rudement le bras, & fait tomber ses heures, afin d'avoir la satisfaction de les ramasser, & de lui baiser la main. Tout cela lui a réussi jusqu'au baiser, qu'on eut l'adresse d'éviter.
La Dame, de retour chez elle, lui a fait dire que son procédé avait été indécent & grossier, qu'elle le priait de ne jamais plus lui montrer son visage, & qu'elle souhaitait sincèrement qu'il devînt aussi sensé qu'il était laid.
Ce mot de laid a été un coup de foudre pour ce pauvre malheureux, qui se croit un Adonis. Il en est tombé malade : quatre médecins n'ont pu empêcher qu'il n'eût le transport au cerveau, & il est à l'agonie.
S'il meurt, son histoire sera une des plus tragiques dans celle de l'amour-propre. Mais hélas ! qui est-ce qui n'en a pas ? Il y a dix moments dans la journée où je me crois encore très jeune & très belle, contre un où je n'en crois rien du tout. La Duchesse vous a-t-elle vue, comme elle l'avait dit ? Elle est du très petit nombre des femmes estimables. Elle a beaucoup de Religion, d'esprit & de gaieté : ce sont les personnes que j'aime, quoique je ne les suive que de loin.

.....On raconte des merveilles de la B... (a) , elle est folle à lier. Hélas ! c'est l'amour, le tendre amour qui en est la cause. L'autre jour elle fut si contente de son amant qu'elle lui donna son portrait enrichi de diamants, qu'elle avait reçu la veille de son mari. Mais il faut vous dire que cet homme aime encore plus le jeu que sa Maîtresse. Il avait beaucoup perdu : voilà qu'il tire le mari à part, & lui demande cent pistoles sur son bijou.
La pauvre B... est enragée de cette marque de mépris, & veut tout de bon renoncer à l'amour : personne n'en croit rien ; mais en attendant, elle fait pitié. Les passions sont bien dangereuses & bien ridicules dans certaines gens. Heureux ceux qui n'aiment rien !
.....Il n'y a point de nouvelles. Nous passons notre temps à l'ordinaire à nous ennuyer, & nos Ministres à bâtir des châteaux en Espagne. Les habitants de Dunkerque se préparent à célébrer une fête séculaire : il y a presque cent ans qu'ils ont le bonheur d'être Français, & ils vont s'en réjouir solennellement : cela fera rire les Anglais. Pour moi, je me réjouis d'avoir une amie telle que vous, à qui je puis montrer mon âme toute entière, & tout dire sans crainte & sans réserve.

.....Venez, que je vous embrasse : mais hélas! je n'ai pas les bras assez longs, "


(a) La Duchesse de Beauvilliers

 

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